Table des matières
La carte du front
Position des forces françaises face aux troupes allemandes au mois de mai 1917.
Les troupes françaises sont en bleu, les forces allemandes en rouge.
L’entêtement du commandement
L’offensive française au Chemin des Dames a débuté début avril 1917. Selon le Général Robert NIVELLE, elle ne devait durer que de 24 à 48 heures ! La résistance de l’armée allemande est telle que la situation s’enlise pour ne pas parler d’échec retentissant. Alexandre Eugène et son frère aîné, mon grand-père, Raymond FLEURY, y sont engagés en tant qu’officiers dans l’artillerie française.
Malgré des revers sanglants, l’offensive est relancée par le Général Robert NIVELLE le 5 mai 1917. Les combats se déroulent au Moulin de Laffaux, à Braye-en-Laonnois, à Cerny-en-Laonnois, à Ailles, à Hurtebise, aux Plateaux des casemates et de Californie, situés au-dessus des villages de Craonnelle et Craonne. Face aux boucheries répétées, des refus d’obéissance débutent à la mi-mai parmi les soldats français. Le moral des troupes est au plus bas.
Chanson de Craonne
La chanson de Craonne, du nom du village de Craonne, est une chanson contestataire. Elle est chantée par des soldats français durant la Première Guerre mondiale, entre 1915 et 1917. Elle est interdite par le commandement militaire qui la censure en raison de ses paroles défaitistes.
Refrain de la chanson :
Adieu la vie, adieu l’amour,
Adieu toutes les femmes
C’est bien fini, c’est pour toujours
De cette guerre infâme
C’est à Craonne sur le plateau
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
Nous sommes les sacrifiés
Chanson complète :
Le « marmitage », une activité quotidienne
Lettre de Raymond FLEURY en date du 2 Mai 1917 (sur la ligne de front) :
Mes chers parents, avec le mois de mai, les chaleurs s’annoncent. Il fait déjà 20° et plus dans l’après-midi. L’été promet d’être aussi chaud que l’hiver a été froid.
Nous occupons toujours la même position de batterie et notre organisation se poursuit.
Le Boche qui nous a marmités assez fort au début semble nous ignorer maintenant.
Du reste nous tirons moins que les premiers jours. Mais cela peut changer d’un moment à l’autre. Si ce secteur se calme, nous nous trouverons très bien à la position de batterie que nous occupons. Mais c’est déjà la quatrième depuis un mois. Ce serait bien étonnant qu’on nous y laisse encore longtemps.
Les avions sont très actifs par ici. La nuit, il y en a beaucoup qui passent les lignes et qui vont bombarder à l’arrière les gares de ravitaillement.
Je reçois régulièrement des nouvelles d’Alexandre.
Il y a eu une perturbation assez sérieuse dans la marche des lettres, mais elle semble terminée maintenant.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
L’échange d’amabilité entre artilleurs
Lettre d’Alexandre Eugène FLEURY en date du 2 mai 1917 (au Chemin des Dames) :
Chers parents, 2 mots après une journée de bombardement ; pauvre Fritz, s’il était quelqu’un avec envie de le plaindre ce serait le moment, que reçoit-il le malheureux ! Toute la journée cela a tombé dru sur ses tranchées.
Pour notre part nous nous servons de notre petit 75 comme cisaille à fil de fer et je vous prie de croire que ses barbelés s’en ressentent, nous y avons pratiqué une brèche assez large par où nos fantassins passeront sans se piquer.
Il a bien un peu répondu le pauvre artilleur teuton mais que pouvait-il faire ? Taper au hasard et c’est ce qu’il fit, comme il y a un nombre de batteries considérable, forcément il en a atteint quelques-unes, mais cela n’empêchera pas que demain il recevra la même dégelée de projectiles, sinon une dégelée plus forte encore.
Alexandre Eugène poursuit :
Nous avons vu tout à l’heure un avion descendre en flammes dans les lignes boches, mais est-ce un boche ? Est-ce un Français ? Nous n’en savons rien.
Je n’ai rien reçu de mon oncle, et j’attends ces jours-ci la lettre que m’annonce papa dans sa dernière lettre.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
L'artillerie française en vidéo
Film d’époque réalisé par l’armée française.
Aux premières loges
La lettre qui suit est un témoignage exceptionnel des assauts menés au Chemin des Dames. En effet, Alexandre Eugène FLEURY est alors observateur d’artillerie et donc aux premières loges pour observer le champ de bataille.
En revanche, est-il trop exalté pour ne pas mentionner les pertes dans l’infanterie française ? Il est probable qu’il y ait peu de cela avec un soupçon de censure militaire. De même, à quoi bon inquiéter ses parents dont 2 leurs 4 fils combattent au front ?
Lettre d’Alexandre Eugène FLEURY en date du samedi 5 mai 1917 (au Chemin des Dames) :
Chers parents, aujourd’hui après 15 jours d’arrêt nous avons repris l’offensive, en disant cela je ne vous apprends rien de nouveau et je ne vous dis rien de compromettant puisque vous le saurez par les journaux.
Les fantassins sont partis ce matin à 9 heures après un bombardement fantastique à l’assaut de toute la crête du C….d….D…* qu’ils ont enlevée partout dans un élan magnifique. Etant à l’observatoire, je les ai vus nos petits fantassins bleus sortir du parapet et l’on vit (spectacle inoubliable) toute cette vague humaine partir ensemble.
(*) C….d….D… = Chemin des Dames : La censure militaire lui interdit d’indiquer où il est.
Alexandre Eugène poursuit :
On vit nos fantassins passer dans les brèches que nous leur avions faites, puis se reformer derrière les réseaux boches en une belle ligne immense ondulant à perte de vue sur tout le front visible de notre observatoire. Ils abordèrent partout la tranchée boche sans être inquiétés. Fritz fut surpris car il mit un temps infini à déclencher son barrage.
Alexandre Eugène poursuit :
Mais tout cela on n’y pense pas dès l’instant qu’on voit passer sur la route près des batteries, un paquet de 200 à 300 Fritz, les uns la mine déconfite et l’air idiot, les autres dansant et visiblement heureux comme des rois. L’un d’eux même nous faisait en riant comme un fou : « kamerad ! kamerad ! » accompagnant ses paroles du geste fameux (petit dessin figurant un bonhomme les bras en V). Même quelques officiers, 2 jeunes sous lieutenants entre autres ne cachaient pas leur joie d’être délivrés de l’enfer auquel on les soumettait depuis 8 jours.
Alexandre Eugène poursuit :
Les renseignements qui nous parviennent sont bons mais naturellement je ne peux rien vous dire, d’ailleurs vous le saurez aussi bien que moi par les communiqués.
Les Anglais donnant un nouveau coup, il faut bien espérer que bientôt Fritz cèdera, en tout cas ce qui est maintenant évident c’est que depuis 6 mois il n’a plus aucune initiative et que nous faisons à peu près ce que nous voulons.
Alexandre poursuit :
En terminant je vous embrasse de tout mon cœur et je vous annonce que j’espère avoir d’ici peu une bonne nouvelle à vous apprendre.
P.S. J’ai reçu les 20f de papa.
Citation pour courage insensé
L’exaltation d’Alexandre Eugène le pousse à prendre de très grands risques.
Lettre d’Alexandre Eugène FLEURY en date du 6 mai 1917 (au Chemin des Dames) :
Chers parents, pas grand-chose de neuf, tout va bien.
Je vous envoie quelques photos de la position du canal*.
Vous ne m’avez d’ailleurs pas dit si vous aviez reçu celles des cavernes.
(*) Alexandre était passionné par la photographie mais la quasi-totalité de ses photographies furent égarées ou détruites en juin 1944.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
P.S. BONNE NOUVELLE : Je suis heureux de vous dire que je suis cité à l’ordre de la division. On me l’a annoncé il y a 8 jours et le Capitaine m’a lu ma citation, mais comme je n’en ai pas la copie je ne peux vous l’envoyer étant donné que je ne la sais qu’approximativement. Je décachette ma lettre pour ajouter ma citation que le Capitaine vient justement de me donner. En voici le texte : « Jeune engagé de la classe 1918, arrivé au front pendant la bataille de la Somme, s’est de suite imposé au personnel par son entrain et par son attitude au feu. Du 8 au 13 avril a eu successivement les 2 canons de sa section hors de combat sur une position vue et repérée par l’ennemi. Le 11 avril n’ayant plus qu’un canon en état de tirer, a fait abriter ses hommes et a continué à servir la pièce lui-même avec un maréchal des logis et un canonnier. »
Alexandre Eugène est alors âgé de 19 ans !
Villégiature sous les bombes ?
Contrairement à son frère cadet, Raymond a un style bien à lui dans sa correspondance. On a l’impression qu’il minimise le plus possible pour que ses proches ne s’inquiètent en aucun cas.
Lettre de Raymond FLEURY en date du 8 mai 1917 (sur la ligne de front) :
Mes chers parents, notre dernière position de batterie était assez agréable. La nouvelle que nous occupons depuis hier soir est désertique. Entre des bois hachés, écrasés, la batterie est terrée dans un terrain de sable, tout retourné, tout blanc, où l’herbe a depuis quelque temps disparu.
Raymond poursuit :
Sitôt qu’on se déplace à droite ou à gauche, on est vu.
Il n’y a qu’une chose à faire, rester dans son trou quand on ne tire pas.
Heureusement l’abri est assez solide, et le seul reproche qu’on peut lui faire est d’être trop petit pour toute la batterie et nous y sommes un peu serrés. Mais avec un peu de travail tout cela s’arrangera d’ici peu.
Raymond poursuit :
J’espère qu’Alexandre ne tardera pas à être nommé Sous-Lieutenant car on a fait des propositions à titre temporaire pour ses camarades qui sont au régiment. Évidemment, ce n’est pas sûr d’aboutir, mais cela permet d’espérer sa prochaine nomination.
Je vous embrasse tous de tout mon cœur.
Blessure de guerre
Lettre d’Alexandre Eugène FLEURY en date du 9 mai 1917 (à l’hôpital) :
Chers parents, je suis couché dans un bon lit d’une salle de blessés (officiers) mais rassurez-vous je n’ai absolument rien. Un malheureux petit éclat d’obus est venu se flanquer dans ma fesse droite. Je vois déjà maman parlant de gangrène, … Il n’y a absolument rien à craindre, j’ai été piqué aussitôt contre tous ces trucs-là, l’éclat est assez loin aussi je crois qu’on me le laissera.
J’espère être de retour à la batterie dans 8 ou 15 jours.
J’ai également un éclat dans mon casque mais ce brave casque l’a arrêté.
C’est un 105 qui a éclaté à 2 mètres de moi, j’ai donc eu de la veine.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
Il est miraculeux qu’il ait pu survivre à une explosion d’un obus de 105 à seulement 2 mètres de lui.
Une permission comme convalescence
Lettre d’Alexandre Eugène FLEURY en date du 10 mai 1917 (à l’hôpital) :
Chers parents, je vais tout à fait bien la preuve est que je suis proposé comme sortant pour mardi prochain avec 15 jours de convalescence à passer à Cherbourg. Je n’aurais pas espéré une telle aubaine.
Ce qui m’ennuie c’est que je n’ai rien pour aller en perm. J’ai sur moi une culotte abominable et une veste trop petite, je n’ai que des bandes molletières boueuses et des souliers réglementaires en un mot une tenue de front.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
Ne m’écrivez pas ici.
À bientôt, à mercredi ou jeudi prochain.
Le muguet sous le feu ennemi
Lettre de Raymond FLEURY en date du 12 mai 1917 (au front) :
Mes chers parents, je n’ai pas grand-chose à vous dire, car en ce moment nous restons dans notre trou la majorité de la journée. On ne sort que pour faire les réglages qui sont nécessaires et exécuter les tirs.
Il fait beau et même chaud ; mais dans nos abris l’humidité apporte suffisamment de fraîcheur. La campagne serait très belle en ce moment, si les marmites ne l’avaient pas transformée en désert. Cependant dans le bois, notre voisin, le muguet fourmille, se moquant du Boche et de ses explosifs.
La santé est parfaite, le moral également.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
Ci-joint un échantillon de muguet du Bois des Geais*.
Il arrivera bien terni, mais il arrivera quand même.
(*) Est-ce qu’en donnant le nom du bois, Raymond a-t-il voulu indiquer à ses parents où il se trouvait ?
Félicitations de circonstances
Lettre de Raymond FLEURY adressé à son frère cadet en date du 16 mai 1917 (au front) :
Mon cher Alexandre, je te félicite doublement, d’abord pour ta citation qui est superbe, et ensuite pour t’être rencontré aussi heureusement avec un 105.
Il y en a un avant-hier qui n’a pas été aussi clément à ma batterie et 4 braves servants ont été profondément touchés. J’espère que ta blessure sera peu de chose. Je l’ai apprise par une aimable lettre du Capitaine COURBOULIN qui me dit en même temps qu’il est très content de toi et que son plus grand désir est de t’avoir à nouveau à sa batterie.
Ce sera comme sous-lieutenant*, j’espère.
Je t’embrasse mille fois.
(*) Alexandre est toujours Aspirant en raison de son jeune âge.
Le temps est long sous le feu ennemi
Lettre de Raymond FLEURY en date du 19 mai 1917 (au combat) :
Mes chers parents, le temps passe, voici déjà 1 mois et demi écoulés depuis ma dernière permission. Comme nous sommes dans la bataille depuis ce temps-là, nous avons espoir d’avoir bientôt un peu de repos.
Le temps se met de temps en temps à la pluie, mais, en moyenne il est beau.
J’ai reçu des cartes d’Alexandre. Il sera probablement avec vous quand vous recevrez cette carte, en convalescence.
En ce moment, le Commandant étant en permission, c’est le Capitaine ROUSSET qui commande le groupe, et je commande la batterie.
La santé est parfaite.
Je vous embrasse tous de tout mon cœur.
Il pleut des marmites !
Lettre de Raymond FLEURY en date du 21 mai 1917 (sur le front) :
Mes chers parents, je reçois à l’instant la carte d’Alexandre m’annonçant son arrivée à Cherbourg pour 3 semaines. Il en a de la veine !
Aujourd’hui, il fait beau, mais il pleut des marmites.
Il fera sûrement meilleur demain.
Je suis seul en ce moment comme officier à la batterie, le Capitaine ROUSSET étant au poste de commandement du groupe, et mon camarade CHAPEAU, qui est à la batterie depuis le 4 avril, étant à un observatoire pour la journée.
Raymond poursuit :
CHAPEAU est très gentil, il a 3 mois de moins que moi. Il s’était engagé à 17 ans, en 1913, après son Bachot de Mathématiques. Il a fait la guerre comme Maréchal-des-Logis, puis est allé à Fontainebleau et en est sorti Sous-Lieutenant. Il a fait 6 mois de crapouillots, puis le voilà à la batterie. Son père est Capitaine d’artillerie et a été très grièvement blessé au début de la guerre. Il est en ce moment à son dépôt, à St Germain-en-Laye.
PEIX va beaucoup mieux sa blessure n’était que superficielle. Ce qui l’avait fait craindre grave était la commotion cérébrale, causée par l’explosion de l’obus. Il va rentrer incessamment.
La santé est bonne.
Tout va bien*.
(*) Raymond se livre un peu plus que d’habitude et le « tout va bien » a du mal a masqué la dureté des combats en cours (blessés, …). On sent qu’il aimerait être à Cherbourg avec le reste de la famille !
Je vous embrasse de tout mon cœur.